La problématique qui nous réunit pose un ensemble de questions ; des questions d’abord d’ordre théorique, car tamazight en dépit du nom singulier qu’elle porte renvoie à une réalité polynomique et le système éducatif, lourde machine s’il en est, ne peut pas facilement s’adapter à cette réalité telle qu’elle est. Mais plus que cela, tamazight n’est pas normalisée et n’a été utilisée que très peu dans les domaines formels. Ce qui pose des problèmes par exemple de disponibilité de textes authentiques pour la didactique. Vous avez bien compris que nous intégrons progressivement tamazight dans le système éducatif, mais j’ai l’impression que la tendance générale dans le monde arabe, et en Algérie on ne fait pas exception, c’est de ne jamais réfléchir sur ce qu’on fait. C’est encore l’instinct communautaire renforcé par le dogme religieux très prégnant dans la société où l’individu est sommé de s’aligner sur la doxa sans espace pour la liberté individuelle ou de pensée. S’il y a quelqu’un pour me contredire je serais très heureux de l’entendre; bien entendu je fais un peu dans la caricature, mais ce n’est pas loin de la réalité. Nous avons voulu dans ce centre essayer de changer un peu les habitudes, dans la mesure où le centre est un centre de recherche en linguistique et en pédagogie de tamazight, pour s’occuper entre autres de son aménagement, mais beaucoup plus pour prendre en charge son intégration dans le système éducatif algérien, on s’est demandé ce qu’il en était de cet enseignement et de cette intégration douze ans après l’introduction de cette langue à l’école ?
Le CNPLET a lancé un groupe de recherche pour voir sur le terrain, c’est fondamentalement une recherche sociolinguistique, quels étaient les profils de formation, les profils linguistiques en matière de langue native, mais aussi de maîtrise des autres langues de grande diffusion par ces enseignants. On voudrait savoir finalement qui enseigne tamazight aujourd’hui ? C’est une chose importante parce que l’introduction de tamazight s’est faite en Algérie d’une manière un peu précipitée sous la pression d’une demande sociale longtemps ignorée, parce que précisément, comme je disais tout à l’heure, les problèmes de la nation ne sont jamais soumis à la pensée critique, c’est un habitus caractéristique, et on ne réagit que sous le sceau de l’urgence.
Pour éviter ce genre d’attitude, il faut aujourd’hui réfléchir sur ce type d’enseignement : quel est cet enseignement en particulier, quelle évaluation pédagogique en faire? S’interroger donc sur les méthodes et en même temps sur le profil linguistique et sociolinguistique, les représentations linguistiques et culturelles de celui qui y intervient. Parce que dans la relation pédagogique nous identifions trois intervenants dignes d’intérêt : le manuel et les contenus des programmes, d’un côté, et, de l’autre coté, nous avons l’élève, et l’enseignant. Les conditions matérielles dans lesquelles se déroule cette relation pédagogique sont importantes mais sortent de notre domaine intérêt dans cette recherche. A ce jour il est possible s’avancer sans risque de se tromper qu’on ne connait scientifiquement aucun des trois intervenants : on ne connait pas les manuels parce qu’ils ont été faits dans la précipitation, et, pis, pas par des spécialistes en pédagogie ou en didactique. Ils ont été faits par un petit groupe, même s’ils ont connu des améliorations, d’ailleurs beaucoup d’enseignants avaient déclaré ne pas aimer le manuel de tamazight.
On ne connait donc pas nos manuels, et il faudra peut-être une rencontre qui sera proposée à l’avenir sur cette question ; le profil des enseignants est en train d’être établi, on a enquêté dans les régions où s’enseigne tamazight d’une manière assez conséquente : Bejaia, Bouira, Boumerdes. Il y a eu quelques petits problèmes à Tizi-Ouzou mais on le fera quand même, et durant 2008 on aura en principe les premiers résultats pour connaître qui intervient dans cette relation pédagogique, mais on ne connait pas non plus les élèves ; pourquoi est-ce utile? Parce que dans la même classe de tamazight par exemple nous pouvons avoir des élèves qui sont de langue maternelle arabe algérienne et d’autres qui sont de langue maternelle soit Kabyle, soit Chaoui, ou Mozabite…etc. Donc il y a une variation arabe algérien-tamazight et ensuite inter- dialectale dans tamazight, qui se surajoute à une variation intra-dialectale. Il y a bien entendu un pluralisme linguistique puisque nous avons à coté de toutes ces langues, les langues française, anglaise et bien évidement arabe scolaire qui sont enseignées.
Dans ces circonstances linguistiques, l’enseignement d’une langue comme tamazight, qui pose en effet un ensemble de problèmes et notamment la valorisation de la langue par l’apprenant lui même, les fonctions sociales de cette langue étant fort réduites, il faut peut- être trouver un moyen intelligent pour que les élèves adhérent à cet enseignement qu’ils soient arabophones ou berbérophones. Aussi, si on pose ces problèmes d’aménagement aujourd’hui c’est parce qu’on voudrait éviter de prendre des décisions dans la précipitation qu’on regrettera par la suite ; nous voudrions que la réflexion pour une fois précède l’action. C’est à ce titre là que nous avons voulu vous inviter et je vous remercie d’avoir accepté de venir, pour voir comment on pourrait faire un ensemble d’actions éclairées par la raison scientifique, sans passion, car cette introduction de tamazight pose des problèmes théoriques (les méthodes), mais aussi des problèmes de démarches pratiques.
D’aucuns, militants bricoleurs en linguistique ou linguistes militants se réclamant d’un certain ésotérisme berbérisant, s’autoproclamant porte-paroles de la communauté mythique, mais soucieux de leur seul paraître de clercs occupant les devants de la scène, avaient voulu imposer la clôture définitive du débat autour des démarches de normalisation/ standardisation de tamazight ; comme était jadis déclaré clos l’ijtihâd dans la pensée islamique vers le 11ème siècle par les fuqahâ’ militants du conservatisme et de la pensée unique. Hermann Nagel, un chercheur allemand spécialiste d’islam, parlait alors de complexe de la forteresse assiégée et le titre de son célèbre livre l’exprimait à merveille : Die Festung. Tous ont en commun de suggérer que tout est dit en la matière et qu’il ne restait aux successeurs que d’appliquer les oukases des prédécesseurs!
Nous le constatons chaque jour, la normalisation de tamazight et la pratique de son introduction dans le système éducatif exigent un effort de réflexion toujours plus grand, dans tous ses aspects et aujourd’hui plus qu’avant.
La langue berbère est plurielle, elle est en plus, pour des raisons historiques objectives, lacunaire sur le plan lexical et la langue enseignée se retrouve gavée de néologismes par les néo- planificateurs linguistes militants plus par complexe à l’égard des autres langues de grande diffusion que par les nécessités de la pratique linguistique et de la fonctionnalité sociale réelle de cette langue…Les textes pédagogiques ne sont pas authentiques. Il y a un recours excessif à la traduction de textes d’origine française et la traduction est souvent surfaite et rarement conforme à la structure de la langue et encore moins aux règles de l’art de la traduction…
Il faut bien croire que si l’expérience d’introduction de tamazight dans le système éducatif est positive, elle l’est surtout pour avoir réussi à montrer les limites du populisme, mais aussi les contraintes actuelles, conjoncturelles, du possible en la matière.
Nous espérons que nos réflexions durant ces deux journées ne seront soumises à aucune autre forme de contrainte que celles imposées par la raison scientifique pour le bien de la démocratie linguistique et la citoyenneté dans nos sociétés. Cette demande vous a été présentée par M. le Ministre de l’Education Nationale lui-même dans son discours d’ouverture.