
Je me suis arrêté près d’un banc où trois garçons rieurs qui tombaient des nues se sont vus infliger la lecture de deux pages de Noces dont je voyais bien qu’ils ne comprenaient pas tous les mots. Et cela, je l’ai fait parce qu’il n’y avait pas un seul Mohammed parmi les copains de Camus et que je devais en quelque sorte à l’Algérie cette triple réparation.
Oh ! Dans la mesure où je n’hésite pas à ma prévaloir parfois de ce que nous avons fait de bien

Ce devoir accompli, je suis allé me planter sur la scène du petit théâtre qui a été construit en bord de mer et, à haute voix, tout seul, pour moi-même, mais aussi pour renouveler le serment de ces Noces entre la mer et le soleil, comme entre la nouvelle jeunesse de l’Algérie et la terre dont elle a recouvré la pleine possession, j’ai relu quelques pages pour que les pierres chaudes et le vent en répercutent l’écho.

Pour lui faire plaisir. Mais aussi pour ressouder à ma manière nos deux pays. Car, plutôt que de fabriquer des dictionnaires, je préfère être soudeur. Soudeur entre la France et l’Algérie !
BYRSA:
« Vous voulez voir Byrsa ? Me dit un jour, amical, Mon vieux pote Hasdrubal,

Vous n’avez qu’à vous louer un cheval. »
- Oui, dis-je c’est une idée géniale.
- Préférez-vous le port ou l’arsenal ? »
- Les deux, mon général !
L’agrément de la pêche à l’Histoire, c’est qu’on n’en revient jamais bredouille : il y a toujours quelque chose à savoir, même quand on vous dit : Circulez, y a plus rien à
voir !»
Byrsa est le nom d’une station du petit train qui va de Tunis à la Marsa. Rien de plus et rien de moins. Le policier a bougonné : « Prenez tout droit la route qui descend. » Alors j’ai marché, mais rien ! Marché encore et toujours rien… Puis, soudain, j’ai longé à ma gauche une sorte de marigot bordé de villas avec, une espèce de terreplein central.
C’était donc cela, Cathon, le port militaire d’Amilcar, d’Hannon, d’Hannibal ? Là où plus de mille hommes s’affairaient dans le bruit des marteaux à construire des birèmes, j’étais seul, absolument seul, radicalement seul, en ce matin du 22 juin 2010.

Jamais encore je n’avais vu ruine aussi ruinée. Je me suis adossé à l’unique pin qui fait de l’ombre à l’ilot. J’ai vu un rat passer parmi des touffes de lavande. Pas une âme ! Quel endroit merveilleux pour méditer sur les cours du change ou le transit de la gloria mundi…
Mais quoi !
De dix à dix-sept ans, je m’étais crevé la paillasse sur Tite-Live, Appien ou Polybe, contre les Romains, j’avais passé les Alpes à dos d’éléphant, battu Flaminius au lac Trasimène, reçu une vilaine blessure à Cannes, bu pour finir le poison avec Hannibal. Et tout cela pour quelques roseaux agités par le vent au bord d’une mare ?
J’en ressentais malgré moi une violente frustration. Ce que les Romains avaient tenté de faire,
Vandales et Arabes l’ont parfaitement réussi. Ils ont annihilé jusqu’au souvenir de Carthage. Mais pas pour moi ! Sur l’ilot, j’ai cueilli une petite composée jaune qui pousse dans le sable. Je la mettrai chez moi dans un sous-verre avec une inscription et je l’appellerai Byrsa. Je veux que mes petits-enfants se rappellent la grande aventure de la cité punique. Je suis remonté sur la colline. À plusieurs passants, j’ai demandé la maison de madame Didon. Tous se sont excusés, personne n’a pu me renseigner. Pour être juste, il faut dire que la Carthage paléochrétienne n’est pas mieux traitée que la punique, bien qu’elle ait donné, outre Saint-Cyprien, sainte Monique et saint Augustin, pas moins de trois papes berbères à l’église romaine dont Saint-Victor, et puis Apulée, Tertullien et j’en passe…

La cathédrale Saint-Louis du cardinal La Vigerie emprunte aux Arabes les arcs outrepassés de ses fenêtres jumelées, mais elle est encagée dans un musée sans légendes ni inscriptions. Comme je parle à tout le monde, je suis tombé sur un ménage de Français nés en Tunisie. Ils s’étaient mariés précisément dans la basilique. C’était un crève-coeur pour eux de la voir emmurée, malgré tout heureux de leur douleur… et de leur retour.
Mais vanitas vanitatum, n’est-ce pas… En ces lieux, l’exclamation de l’Ecclésiaste prend tout son sens. Il est vrai que tout passe mais, même pour un Franc ripuaire comme moi qui ne fus jamais Romain, ni Carthaginois et pas davantage Arabe ou Berbère, je dois reconnaître que cette derelictio Carthaginis, pour parler une peu comme Caton, m’a fait plus mal que des coups. En littérature, on appelle cela des bleus à l’âme. Pas les bleus de Sidi Bou-Saïd bien sur !.
TENTACULES:
En cinq semaines, je suis allé à Tanger, Tipaza et Tunis… Les trois pays, et trois T mais T comme tentacules. En trente-cinq jours, j’ai révisé « mon » Afrique du Nord et, une fois de plus, j’ai été dévoré par le poulpe maghrébin…

Sur une éminence qui domaine la baie de Tipaza, la construction circulaire flanquée de colonnes à chapiteaux ioniques et couverte d’un dôme impressionnant quoi qu’ endommagé, règne sur des champs dorés d’orge ou de blé selon les années. Pour nous, c’était l’année de l’orge et nous étions à l’ombre juste au-dessus de ces étendues blondes à peine agitées par un léger souffle de vent. Le paysage n’avait pratiquement pas changé depuis dix-neuf siècles : il aurait pu avoir été peint par Poussin, n’était la griffure rouge des travaux de l’autoroute qui passe un peu plus loin au pied de la colline.
Au sein de ce colloque consacré à la dictionnairique berbère, je m’interrogeais sur la façon dont les civilisations successives s’étaient transfusées les unes dans les autres au fil des siècles. On sait assez peu de choses concrètes sur les modifications apportées par les Phéniciens à la vie quotidienne des Berbères et j’en ai en vain cherché des traces au musée du Bardo, alors qu’on connait, raconté par les seuls vainqueurs il est vrai, l’implacable affrontement entre Rome et Carthage. Il semble pourtant qu’il y ait eu une sorte de continuum avant et après 146 avant JC et que Carthage n’ait pas été aussi rasée qu’on l’a dit… A l’exception des grands monuments, on sait encore moins de choses de la coexistence (difficile ?) entre Romains et Berbères jusqu’en Maurétanie tingitane, pas grand chose non plus de ce qu’ont laissé comme us et coutumes les Byzantins car tout a été recouvert et unifié en apparence par la grande vague arabe et islamique.
Mais si l’on essaie de soulever le coin du voile - que ce mot est dangereux à utiliser aujourd’hui ! – on pourrait dire en caricaturant que les Maghrébins se sont partagé le travail : tandis que les Berbères ont assimilé une partie de la romanité, les Arabes ont, pour leur part, apporté l’héritage de la Grèce. Une sorte de paradoxe. D’infusions en transfusions, comment se sont formées, également à notre contact à la fois séparateur et unificateur, les personnalités maghrébines ? Quel passionnant sujet de recherche mais qui exige un oeil particulièrement exercé… et un scalpel d’une grande finesse.
Aujourd’hui, l’ADN et les mitochondries pourraient permettre de repérer les fusions qui se sont produites au travers des lignées démographiques qui véhiculent et transmettent les usages mais il n’existe pas, pour les idées et les civilisations, de marqueurs aussi fiables, à l’exception de ceux qu’ont produit les grandes ruptures des conquêtes. Sur les changements lents des mentalités et des habitudes, nous sommes encore bien peu renseignés. Y a-t-il eu beaucoup de grumeaux dans les sauces culturelles ? Comment se sont-ils dissous dans les profondeurs des sociétés ? On voit bien qu’il existe encore des lignes de séparation entre les monde berbère et arabe en dépit de l’islamisation commune. Reste-t-il des lignes de fracture non réduites, sous-jacentes, dues aux apports romains, vandales, byzantins et qui seraient identifiables ?
Et nous, sommes-nous en train de fabriquer de nouveaux grumeaux d’incompréhension ? Ou bien sommes-nous capables d’inventer des recettes de coopération adaptées au monde de demain ? Toutes ces interrogations n’affleurent pas à la surface quand on parle de dictionnaires mais elles demeurent sans doute, et ce sont elles qui, plus que la mécanique lexicographique, font l’intérêt de nos rencontres. Connaitre le point de vue de l’interlocuteur et le reconnaitre, c’est cela le b-a-ba de toute coopération. À cet égard, le pique-nique – ou le pélerinage – au Tombeau de la Chrétienne, fut pour nous l’occasion de dominer la situation, au propre comme au figuré.
Grâce en soit rendue aux organisateurs de la réunion de Tipaza et de ce déjeuner champêtre qui nous ont remémoré la générosité et la cordialité, toujours renouvelées, de l’hospitalité algérienne.